Tunisie-Secret : Ces cyber-collabos, Slim Amamou,
Lina Ben Mhenni, Emna Ben Jemaa, Aziz Amami, Amira Yahyaoui, Haythem
Mekki, Yacine Ayari…, vous ont pourtant violemment fustigé et, mis à
part votre cas particulier, ils sont à l’origine du désastre dans lequel
vit aujourd’hui la Tunisie. C’est du moins ce que vous avez révélé dans
votre livre. Selon certaines rumeurs, vous seriez aujourd’hui en
contact avec quelques uns, ce qui expliquerait votre indulgence à leur
égard. Cela est-il vrai ?
Mezri Haddad :
Pourquoi insistez-vous ? D’abord, les causes du désastre actuel sont
multiples et très complexes. Dans mon livre, j’avais traité du
cyberactivisme comme facteur déclencheur, accélérateur et amplificateur.
L’origine du désastre, c’est l’autisme d’un pouvoir qui n’a pas voulu
écouter les démocrates et les réformateurs. Lorsque j’ai rompu l’exil en
avril 2000 pour me mettre au service de la Tunisie, je croyais vraiment
pouvoir influencer le régime de l’intérieur. L’origine du désastre,
c’est aussi la médiocrité et l’aveuglement d’une opposition sous
perfusion américaine et vendue au Qatar. Pour le reste, y a-t-il un
tunisien qui n’a pas lynché un autre tunisien depuis la Fitna du 14
janvier 2011 ? C’est le propre de tous les individus et de tous les
peuples lorsqu’ils retombent dans l’état présocial ; et ce processus que
les psychologues et les sociologues savent analyser a été aggravé dans
le cas tunisien par l’impunité de l’anonymat que les nouvelles
technologies offrent aux internautes. Lorsqu’un espace de liberté n’est
pas réglementé par des lois, c’est la guerre de chacun contre tous,
comme disait Hobbes. En me stigmatisant, ils avaient politiquement
raison et moralement tort. Comme la plupart des Tunisiens qui ont
découvert leur citoyenneté et le goût de la politique en janvier 2011,
ils ne savaient strictement rien sur moi, sur mon passé d’opposant de la
toute première heure, de mes onze années passées en l’exil, des causes
réelles de ma rupture avec une opposition phagocytée par les islamistes
et noyautée par des officines étrangères, qui est aujourd’hui au pouvoir
et dont les Tunisiens découvrent d’ailleurs l’immoralité,
l’opportunisme et la trahison de la Patrie. Ces jeunes cyberactivistes
m’ont découvert et jugé à partir de mes interventions médiatiques en
janvier 2011 et des propos que j’ai tenu pour défendre, non point un
régime dont beaucoup savaient combien je le méprisais, mais un Etat
menacé par l’anarchie bolchevique et par la canaille islamiste. Je n’ai pas à accabler ces cyberactivistes ; « Nul n’est méchant volontairement » disait Socrate,
pour qui la méchanceté découle toujours de l’ignorance. Aujourd’hui, je
n’ai qu’un seul combat à continuer : celui de la démocratie contre la
théocratie, du modernisme contre l’obscurantisme, de l’humanisme contre
le fascisme vert, du patriotisme contre la traîtrise, qu’elle soit
islamiste, gauchiste, libérale, ou que sais-je encore.
T.S-
Les cyber-collabos ont exploité le mot « horde fanatisée » pour vous
faire passer aux yeux du peuple comme un ennemi de la révolution. Nous
savons, comme beaucoup d’autres maintenant, que vous faisiez allusion
aux extrémistes islamistes qui tiraient les ficelles aussi bien dans les
réseaux sociaux que dans les manifestations en Tunisie. Vous le pensez
encore ?
M.H- Le peuple, tous les
peuples, n’ont pas de yeux encore moins une Raison pour donner un sens
rationnel à leurs actions. La Raison est individuelle et jamais
collective. Les peuples agissent par instinct et par passion et c’est le
rôle des élites de les entrainer vers le meilleur comme vers le pire.
Pour ce qui est de la « horde fanatisée », je visais effectivement les
éléments intégristes, mais pas seulement eux. Je visais également les
criminels et les loubards qui ont profité de la situation pour
s’attaquer aux biens publics et privés, pour voler, bruler, saccager des
administrations, des entreprises, des écoles. Si j’avais trouvé un mot plus fort que horde, je l’aurai utilisé.
En octobre 2005, Sarkozy avait parlé de « racaille ». En mai 1968, De
Gaulle avait parlé de « chienlit ». Dans les années 70, Bourguiba avait
parlé de « démence numide ». Dans les trois cas, ce n’est évidemment pas
le peuple qui était visé. Même si mes adversaires politiques ont
profité de la « horde fanatisée » pour me disqualifier, je revendique,
je maintiens et je réitère cette expression.
T.S-
De ce point de vue, vous étiez donc un ennemi de la révolution
tunisienne et un violent critique du printemps arabe. L’êtes-vous
toujours ?
M.H- Oui, absolument et
aujourd'hui plusque jamais. J’ai déclaré et écrit dès janvier 2011 que
la « révolution du jasmin » est une crise hystérique qui coutera très
cher aux Tunisiens et le « printemps arabe » une fumisterie occidentale
qui mettra plus bas que terre le peu de dignité qui restait aux Arabes.
Si je n’ai aucune empathie pour la révolution française de 1789, ni
pour la révolution soviétique de 1913, ni même pour la révolution de mai
1968, à plus forte raison pour la révolution du jasmin, qui a mené
l’islamisme au pouvoir et provoqué la recolonisation du monde arabe.
Jeune contestataire en Tunisie sous Bourguiba, opposant et exilé
politique les douze premières années de Ben Ali, militant des droits de
l’homme et des libertés individuelles, défenseur de la démocratie, je
n’ai pourtant jamais eu la moindre attirance pour les procédés
révolutionnaires. Mon aversion à l’égard des révolutions n’est pas
politique mais essentiellement philosophique. L’étude de l’histoire des révolutions de Rousseau à Bouazizi ( !) m’a définitivement immunisé de cette tentation bourgeoise.
J’ai toujours redouté les révolutions car elles ne profitent jamais aux
peuples mais uniquement à ceux qui parlent en son nom. J’ai toujours
appréhendé les révolutions car elles sont avides de sang et porteuses de
haine, d’anarchie, de vengeance et de violence. Le moment
révolutionnaire exclut le temps politique et suspend la Raison pour ne
faire place qu’au populisme et aux passions les plus aveugles. Bien
souvent et aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, les révolutions
ont produit des régimes encore plus répressifs et même sanguinaires que
les dictatures qu’elles ont abattues. Il faut relire
Tocqueville, Ibn Khaldûn et Platon pour se rendre compte que la
succession des régimes ne va pas toujours dans le sens du pire vers le
meilleur. Bien au contraire, dans la République de Platon,
c’est toujours la démocratie qui enfante la tyrannie. C’est pour cette
raison que mes compatriotes ne doivent pas être surpris du régime sous
lequel ils vivent actuellement et de celui qui les attend dans l’avenir.
T.S- Mais le régime actuel est démocratique puisque le pouvoir émane du peuple, depuis les élections d’octobre 2011 ?
M.H-
Depuis cette imposture électorale, le pouvoir n’appartient pas au
peuple mais à une nouvelle oligarchie qui a fait main basse sur la
Tunisie et dont certains éléments puissants appartenaient d’ailleurs à
l’ancien régime. En attendant la théocratie, qui est l’objectif suprême
des islamistes, nous vivons sous un régime hybride : un mélange de
conservatisme et d’ochlocratie, concept par lequel Polybe désigne le
pouvoir de la foule, à ne pas confondre avec le pouvoir du peuple. Comme
je vous l’ai déjà indiqué, le peuple tunisien exigeait la justice
sociale, la dignité par le droit au travail, une répartition équitable
des fruits de la croissance, on lui a offert une assemblée à 80% inculte
et opportuniste, un gouvernement incompétent et corrompu et un
président fantoche. Un régime obéissant aux injonctions américaines et soumis au Qatar, vous appelez cela une démocratie ?
T.S-
Vous êtes le seul responsable de l’ancien régime à n’avoir pas disparu
du champ politique, à tenir ce discours critique et à vous maintenir
dans l’actualité car nous savons que beaucoup de tunisiens sont
attentifs à vos déclarations. Comment expliquez-vous cela ?
M.H-
D’abord, je ne suis pas de l’ancien régime mais de l’ancien peuple ! Le
peuple qui s’identifiait au génie de Bourguiba et qui se reconnaissait
dans son projet de société moderne et humaniste ; et non pas celui qui
s’identifie à Ghannouchi et qui se reconnaît dans son projet de société
réactionnaire et obscurantiste. J’appartiens au peuple qui a combattu le colonialisme, pas à celui qui accepte la soumission aux bédouins de Qatraël.
J’appartiens au peuple qui a pleuré l’exécution de Saddam Hussein, pas à
celui qui s’est félicité de l’assassinat barbare de Kadhafi. En effet,
j’aurai pu faire comme beaucoup d’autres : disparaitre totalement, ou
écrire à Rached, à Moncef et à Mustapha pour implorer leur pardon, et
bien sûr m’excuser auprès du sacro-saint peuple. Or, j’estime que ces
trois complices sont coupables de haute trahison et que c’est au peuple
de s’excuser auprès de la Nation tunisienne et de la Nation arabe
d’avoir non seulement anéanti la Tunisie, mais brisé quatre pays qui
étaient souverains et paisibles : la Libye, l’Egypte, le Yémen et
l’admirable Syrie.
T.S- Avez-vous subi des pressions ou des menaces ?
M.H-
Non, j’ai plutôt subi des tentations et des offres. Ils ont bien essayé
au début en fouillant dans mon compte en banque à Tunis. Ils
s’attendaient à trouver des millions et peut-être même des milliards.
Avec un débit de 3000 dinars, ils ont été bien déçus. Ils ont bien voulu
marquer mon nom quelque part dans l’une de leurs nombreuses enquêtes
postrévolutionnaires, ils ont vite désenchanté. Comme 78% des Tunisiens,
le seul bien que je possédais est une maison à 65 Km de Tunis, pas
encore totalement payée. En revanche, mon salaire en tant qu’ambassadeur
à l’UNESCO était inférieur à celui de mon collègue éthiopien. En
refusant six mois durant d’occuper le logement de fonction à Paris,
préférant rester chez moi ici-même, j’ai fait économiser au Trésor
public 75000 dinars. Plutôt que d’engager ne serait-ce qu’une femme de
ménage à mon service, j’ai recruté des jeunes au service de la
Délégation tunisienne à l’UNESCO.
T.S- De qui avez-vous reçu des offres ?
M.H- Quelques jours avant son retour en Tunisie, Rached
Ghannouchi m’a envoyé un message très « fraternel » m’indiquant que
« la page du passé est tournée, que nous avons été tous trompé par Ben
Ali et qu’avec lui, je pourrais écrire une nouvelle page de l’histoire
de la Tunisie ». Je lui ai répondu que la page nouvelle que je
compte écrire est celle de la vérité contre le mensonge, du patriotisme
contre la traitrise ; que j’ai choisi de redresser la tête plutôt que de
plier l’échine. En mai 2011, un ex-compagnon d’exil, très proche des
qatraéliens, m’a invité à « penser à mon avenir et surtout à mes enfants
et que nos frères du Qatar seront là pour me tendre la main ». L’année
2011-2012 a été pour moi d’une cruauté extrême mais je n’en suis pas
mort. Aujourd’hui, je suis en paix avec ma conscience et je peux
supporter mon regard dans un miroir, à l’inverse des opposants, de
certains anciens ministres, de certains militants des droits de
l’homme, de certains journalistes et de certains blogueurs qui ont
afflué vers Tunis pour occuper des postes dans cette nouvelle Tunisie
« libérée » de son indépendance et pour se remplir les poches, y compris
en faisant du chantage sur des responsables politiques et hommes
d’affaire de l’ancien régime. Dans mon livre de 2002, Carthage ne sera pas détruite, je ne me suis pas trompé sur ces canailles.
T.S- Puisque vous l’avez écrit dans votre livre La face cachée de la révolution tunisienne, nous savons que pendant les événements, vous avez eu Ben Ali au téléphone à deux reprises, que vous a-t-il dit ?
M.H-
J’ai eu le président Ben Ali le 10 janvier 2011. Il m’avait appelé pour
connaitre mon avis. Je lui avais dit ce que je pensais de cette crise
et surtout comment il faudrait s’en sortir. Je l’avais supplié de ne
plus tirer sur les manifestants et proposé six actions fortes (cf. http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/01/14/c-est-d-ici-de-l-unesco-que-je-depose-entre-vos-mains-ma-demission_1465899_3232.html
). Il m’a assuré qu’il n’avait jamais donné d’ordre pour tirer à
balles réelles sur la foule. Le 13 janvier au soir, déçu par son dernier
discours, j’ai décidé de démissionner. Le 14 janvier vers 7h du matin,
j’ai appelé le président pour l’informer que j’avais deux feuilles à lui
envoyer par fax et que j’avais par conséquent besoin de son numéro
personnel, n’ayant jamais eu confiance en son cabinet. Ben Ali
n’était pas du tout inquiet, il m’a même surpris pas son calme et son
optimisme quant à un dénouement heureux de la situation. Vingt
minutes après avoir reçu mes deux feuilles, qui étaient au fait ma
lettre de démission, il m’a rappelé et prié de ne pas le faire. Ben
Ali m’a dit que la Tunisie était menacée par un grand complot dans
lequel deux pays étaient impliqués, un pays occidental et un pays arabe.
Il m’a assuré que les islamistes étaient derrière et que le POCT
suivait bêtement. Il m’a dit que des agents étrangers manœuvraient sur
le sol tunisien et que c’est eux qui ont tué les premiers manifestants.
Plus important encore, il m’a dit qu’il allait révéler tout cela au
peuple dans un dernier discours ce soir du 14 janvier. Il m’a prié de
rentrer tout de suite à Tunis parce qu’il avait besoin de ma présence.
Dans le doute, ne pouvant cautionner d’autres morts, j’ai fait le choix
de démissionner. A 14h, il m’a rappelé sur mon portable et c’est Skander
Khélil, à qui j’avais confié mon manteau et mon téléphone, qui lui a
répondu puisque j’étais à ce moment là sur le plateau de BFM-TV. Croyant
que c’est moi qui étais en ligne, il a ordonné que je rentre tout de
suite à Tunis car la situation était très grave et que je devais d’abord
récupérer un dossier important de notre ambassade à Paris. Skander
Khélil lui a répondu que j’étais en studio à la télévision, il a alors
tout de suite raccroché. Je n’ai jamais su à quel dossier il faisait
allusion, mais je sais que je fais partie des rares personnes que Ben
Ali a appelé peu de temps avant que les scélérats se chargent de le
mettre dans l’avion.
T.S-
Cela signifierait qu’à 14h, Ben Ali était encore au palais, qu’il avait
toutes les données en main et qu’il comptait s’adresser aux Tunisiens à
20h. Quels sont selon vous ces deux pays impliqués et qui étaient ces
tueurs étrangers ? Sont-ils les fameux snipers ?
M.H-
Pour moi, et je n’ai aucun doute là-dessus, ces deux pays sont les
Etats-Unis d’Amérique et le Qatar. Les tueurs qui ont tirés sur les
manifestants sont en effet les premiers snipers. Un ami français, qui
connait bien son métier, m’a dit qu’il y avait une quinzaine de
professionnels en opération en Tunisie depuis le 1er décembre
2010. Ils étaient de nationalités différentes, dont des bosniaques, des
polonais et des roumains munis de passeports norvégiens et suédois. Ces snipers étaient des mercenaires qui ont été recruté par une « entreprise » anglaise sous contrat avec le Qatar.
Certains ont été arrêtés par nos forces de police et tout de suite
après le départ de Ben Ali, ils ont été relâchés par l’armée sous les
ordres du général Rachid Ammar, sous prétexte qu’ils étaient des
touristes venus pour chasser le sanglier. Chasser du sanglier au mois de
décembre dans un pays déjà à feu et à sang, en plein Tunis, circulant
en voitures de location, avec un matériel bien sophistiqué : des fusils
d’assaut équipés de jumelles optiques à infrarouge !!!
T.S-
Ce que vous dites est très grave parce que cela laisse entendre que les
snipers qui ont tué les premiers manifestants sont des mercenaires
étrangers payés par le Qatar –les islamistes pourraient donc avoir un
lien avec cette affaire-, que Rachid Ammar les a laissé quitter la
Tunisie et que Ben Ali n’a jamais donné d’ordre pour tuer les
manifestants.
M.H- C’est exactement ce que je dis et que j’affirme. Ben
Ali, que je n’avais pas cru au départ, n’a jamais donné de tels ordres,
ni à l’armée, ni à la police, ni à la garde présidentielle.
J’ajouterai qu’il n’y avait pas que des snipers étrangers à avoir
froidement abattu nos compatriotes. Il y avait aussi des tireurs
d’élites, qui appartenaient à un corps de l’armée nationale et non pas
du ministère de l’Intérieur. Je dis aussi que Rafik Haj Kacem et Mohamed
Lamine El-Abed dont personne ne parle, sont absolument innocents. Je
dis aussi que dans les faits, l’armée n’était pas sous le commandement de Ridha Grira mais de Rachid Ammar.
Je dis que des militaires ont tué des policiers, comme d’ailleurs en
janvier 1984. Quant à l’implication des islamistes, je n’ai aucune
preuve pour l’affirmer mais rien ne m’étonne de ces gens là. L’histoire
le dira.
T.S-
Monsieur Haddad, vos révélations signifient que du début à la fin, la
révolution tunisienne a été un complot. Il s’est bien passé autre chose à
part ces faits très graves, des Tunisiens qui se sont réellement
soulevés ?
M.H- Vous me semblez
si surpris ! Vous croyez sincèrement qu’on peut faire une révolution
avec des téléphones portables, des ordinateurs et quelques leaders
cyberactivistes qui transmettent en temps réel les événements à
Al-Jazeera, dont la moitié du staff stratégique, technique et
rédactionnel était composée par des tunisiens islamistes ! Oui, c’est de
cette manière qu’a commencé dans notre pays ce que vous appelez
révolution. Le ressentiment social, la haine de certaines familles, la
pauvreté et le chômage, la trahison de certains partis et organisations
nationales ont fait le reste. Laissez-moi vous rappeler que le complot contre la Tunisie est une réplique exacte du complot contre l’Iran en juin 2009.
Vous souvenez-vous de Neda Agha Soltan, une jeune de 27 ans abattue
d’une balle entre les yeux, qui est devenue l’icône des émeutes que les
Américains n’ont pas réussi à transformer en révolution ? Savez-vous qui
l’avait abattue ? Un sniper d’origine bosniaque vivant à Londres. Il a
été arrêté et exécuté à Téhéran avec deux autres complices. Comment ont
commencé les émeutes en Iran ? Par la mobilisation des cyberactivistes.
Plus proche de nous, le cas syrien, où les manifestations étaient au
départ pacifistes. Mais cela n’était pas suffisant pour déstabiliser le
régime, alors ont a envoyé des mercenaires payés par le Qatar pour
cibler quelques manifestants et en faire endosser la responsabilité aux
Chabbiha, comme ils disent. Mêmes procédés en Egypte et au Yemen. En
fait, l’enjeu principal c’est que le sang coule pour galvaniser
les manifestants contre leurs gouvernements et créer ainsi un processus
irréversible qui bascule en anarchie, ensuite en révolution. Lisez les manuels de Feedom House et de l’Open Society et vous comprendrez mieux ce que je viens de vous dire.
T.S-
Vous dites dans votre livre avoir rencontré votre collègue américain
auprès de l’UNESCO, l’ambassadeur David Killion. Qui a demandé cette
entrevue et dans quel but ?
M.H-
Oui, je l’ai rencontré le 15 janvier 2011 et c’était à ma demande. Je
voulais sonder ce collègue avec lequel j’avais d’excellents rapports,
avoir ne seraient-ce que des bribes sur leur intention en Tunisie. Après
lui avoir clairement fait entendre que j’avais l’intime conviction sur
le rôle que son pays a joué dans la déstabilisation de la Tunisie, ce à
quoi il a tout simplement répondu « vous avez tout à fait raison
monsieur l’ambassadeur », je lui ai demandé « Pourquoi la
Tunisie, les Etats-Unis sont un pays ami ? Votre administration était
favorable à Kamel Morjane, qui devait assurer l’ouverture démocratique
après le dernier mandat de Ben Ali ? ». Il m’a répondu, « C’est
exact, la possibilité était envisagée, mais vous savez cher collègue,
monsieur Morjane n’a pas toujours fait preuve de souplesse à notre
égard, ni à Genève où je l’ai personnellement connu, ni lorsqu’il
occupait de hautes fonctions au sein des Nations Unies ». Il ne
m’apprenait rien sur la personnalité de Kamel Morjane, patriote et fils
de patriote, mais j'en ai tout de suite déduit que leur plan de relève
était les islamistes, comme en novembre 1987. Sans perdre mon sang froid
diplomatiques, je lui ai dit que le pays de Bourguiba ne méritait pas
une telle affliction. Détournant le regard en saisissant sa tasse de
café, j’avais senti sa gêne. Je ne reproche pas à ce collègue de se
plier à la Raison d’Etat de son pays, mais je reproche aux miens d’avoir
bradé à vil prix les intérêts supérieurs de la Tunisie.
T.S- Qu’avez-vous fait par la suite ?
M.H-
J’ai immédiatement informé Kamel Morjane, qui était mon ministre ainsi
que Mohamed Ghannouchi. Persuadé que nos amis français ne comprenaient
pas très bien ce qui se passait en Tunisie et qu’ils n’étaient pas
encore au courant des intentions américaines, j’ai informé Henri Guaino,
le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Je le connaissais déjà depuis
2005, grâce à Philippe Séguin auquel il doit sa carrière. Lorsqu’il m’a
reçu à l’Elysée, je lui ai dit que la France et les Etats-Unis n’ont
pas les mêmes intérêts en Tunisie et au Maghreb en général, que
l’islamisme modéré est une imposture, que la Tunisie ne mérite pas de
basculer dans l’islamisme, que tôt ou tard celui-ci finira par les
affecter ici même en France, que les forces de progrès et les démocrates
ont besoin du soutien de la France…Henri Guaino m’a dit qu’il
partageait mon analyse, qu’il transmettrait à son président, mais que
celui-ci était déjà sous l’influence de Bernard-Henri Lévy.
C’est quelques semaines après que j’ai réalisé que la Libye était une
cible franco-qatarie. Je sais maintenant que le plan de destitution de
Khadafi dormait dans les tiroirs de l’Elysée depuis octobre 2010.
T.S-
Et aujourd’hui, quelle est la position des Français par rapport à la
situation en Tunisie ? Ils ne sont tout de même pas contents de voir les
islamistes au pouvoir ?
M.H- Dans
les relations internationales, les Etats n’ont pas d’amis mais des
intérêts. Faisant fi des leçons de l’Histoire et du testament de De
Gaulle, le gouvernement français pense pour le moment que l’intérêt de
la France est dans la sous-traitance et le paquetage de la géopolitique
anglo-américaine. On l’a vu en Libye, pays dont les médias n’évoquent
plus les horreurs actuelles ; on le voit très clairement en Syrie où la
France des droits de l’homme et de la laïcité soutient les forces de
l’obscurantisme wahhabite et du terrorisme benladien. Se livrer avec
autant de zèle à la destruction du seul pays laïc de la région où les
chrétiens et les autres minorités sont des citoyens à part entière ;
couvrir d’une cire droit-de-l’hommienne les futures génocides ! A
travers la Syrie, c’est l’Iran qui est visée, et à travers l’Iran, c’est
le rôle de la Russie et de la Chine qu’on veut contenir. Il s’agit
d’une guerre par procuration qui a déjà fait des milliers de morts. Par
rapport à la Tunisie, les Français jouent la realpolitik : on compose
avec les nouveaux maitres de la Tunisie. Ce qui m’écœure le plus, ce
n’est pas la position de l’Etat, qui est un monstre froid comme partout
dans le monde, mais l’attitude de certains intellectuels et spécialistes
du monde arabe qui, de manière pharisienne et intrinsèquement raciste,
vous expliquent que l’islamisme traduit une culture « respectable » et
que les Frères musulmans en Tunisie, en Egypte ou en Syrie ne sont pas
si dangereux qu’on le croit. Nous verrons leur attitude lorsque
l’islamisme frappera à leurs portes.
T.S- C’est une menace ?
M.H-
Non, de la prospective. L’islamisme est une idéologie messianiste et
universaliste. Il ne s’arrêtera pas à la rive Sud de la Méditerranée.
Certains musulmans croient que par la baraka de Barack Obama, l’heure du
triomphe de l’Islam et de la souveraineté d’Allah sur l’univers est
arrivée. Je dis à mes amis Français d’y prendre garde et de mettre en
accord stratégique leur politique étrangère et leur politique
intérieure. La première finira tôt ou tard par avoir des conséquences
désastreuses sur la seconde.
T.S- Nous arrivons au terme de cette interview et nous aimerions savoir ce que vous pensez de Ben Ali.
M.H-
Les onze premières années de son règne, je me suis violemment opposé à
sa politique inutilement répressive. De 2002 à 2011, j’ai défendu ce qui
était défendable dans sa politique et critiqué ce qui était
contestable. Réformiste et légaliste, je croyais à la démocratie par le
gradualisme et par l’éducation, qui est le secret du développement des
nations. Avec ce parcours d’opposant puis de rallié à l’Etat, je pense
que Ben Ali a été un patriote qui a vaillamment servi la Tunisie, au
sein de l’armée nationale, au sein du ministère de l’Intérieur et à la
tête de l’Etat. Du point de vue patriotique, l’ensemble de la classe dirigeante actuelle n’arrive pas à la cheville de Ben Ali.
Il a réussi à sauver le pays des comploteurs islamistes en 1987, mas il
a échoué en 2011. En 23 ans de pouvoir, il a réussi à hisser la Tunisie
en tête des pays émergeants, alors qu’il avait hérité en 1987 d’un pays
en totale faillite économique. Il a préservé tous les acquis de l’ère
bourguibienne, notamment le Code du statut personnel. Il a maintenu le
cap sur la Modernité que le père de la Nation, Habib Bourguiba a tracé.
Il a multiplié les universités, réalisé de grands projets en termes
d’infrastructures et de superstructures. Il a résisté aux ingérences
étrangères sous couvert d’atteintes aux droits de l’homme, mais à des
fins d’utilitarisme mercantiliste et d’intérêts géopolitiques.
T.S- Et la corruption, et la pauvreté et le chômage ?
M.H-
Sans doute, mais maintenant que les traitres et les mercenaires sont
arrivés à leur fin et que la propagande islamo-gauchiste a produit ses
effet, il va falloir établir le véritable bilan de l’ancien régime. Ce
n’est pas ici que je vais le faire, mais sachez d’abord que vous ne
trouverez nul par au monde un pays exempt de corruption. Selon le rapport 2009 de Transparency International, sur 180 pays, la Tunisie était classée 62eme.
En 2010, la Tunisie occupait la 59eme place, c’est-à-dire meilleure
classement que la Turquie, l’Italie, le Brazil, la Chine, la
Thaïlande…Le dernier rapport de Transparency International (2012)
classe la Tunisie révolutionnaire et puritaine au 75eme rang ! Dans les
années quatre vingt, 38% des Américains vivaient sous le seuil de
pauvreté. Selon les statistiques de 2010, 47 millions d’Américains
vivent dans la pauvreté. Ne parlons pas de certains pays arabes,
africains ou même européens, comme la Roumanie, le Portugal, la Grèce ou
l’Espagne. Si au chômage, il y avait des solutions magiques, il n’y
aurait pas 6 millions de chômeurs en France. Les démagogues ont persuadé
les tunisiens qu’ils sont pauvres parce que l’ancien régime les a
dépouillé, qu’il suffit de prendre aux riches et de donner aux pauvres,
que c’est à l’Etat de créer des emplois, que Ben Ali entassait l’argent
chez lui… En 2010, tous les indicateurs financiers et
économiques de la Tunisie étaient au vert. Aujourd’hui, ils sont tous en
berne, avec 1 million 200000 chômeurs. Ce n’est donc pas sur
ces questions là que je blâmerai Ben Ali, qui a fait ce qu’il a pu avec
les moyens d’un petit pays comme la Tunisie.
Je lui reproche quatre fautes majeurs : il n’a pas été jusqu’au terme
du processus démocratique- 2009, c'était le mandat de trop-, il a tué la
liberté d’expression, il a laissé se métastaser le cancer de la
corruption dont les Trabelsi étaient la figure emblématique, comme avant
eux les frères Eltaïef, il n’a pas su garder comme alliés la gauche et
les libéraux, qui sont allés renforcer les rangs de l’opposition
islamiste.
T.S- Mais les islamistes ont toujours été majoritaires en Tunisie en cas d’élections véritablement démocratiques ?
M.H-
Ce n’est pas tout à fait exact. Ce fut le cas sous Bourguiba avec un
PSD essoufflé et une classe politique divisée par la guerre de
succession. En 23 ans, Ben Ali avait réussi à éradiquer le
cancer islamiste et pas seulement par la répression, comme on l’a
souvent prétendu. La répression a duré quatre ans, de 1991 à
1995 et c’est le radicalisme de Ghannouchi qui en est responsable. Par
la suite, l’éradication du cancer islamiste s’est faite progressivement,
par les réformes sociales et économiques, par la réforme des manuels
scolaires courageusement menée par le défunt Mohamed Charfi, par les
différents mécanismes de solidarité nationale…En 2010, l’islamisme était
déjà politiquement mort en Tunisie. Je peux vous assurer qu’il
ne restait plus autour de Rached Ghannouchi qu’une trentaine de
personnes, restés fidèles beaucoup plus par intérêt financier que par
conviction idéologique. Quasiment tous les exilés étaient
rentrés et dans les prisons, il ne restait plus de nahdaoui mais
quelques dizaines de terroristes membres d’Al-Qaïda. Deux mois avant la
« révolution du jasmin », Habib
Mokni, avec plusieurs de ses fidèles, m’a demandé d’intervenir auprès de
Ben Ali pour une réconciliation et un retour définitif en Tunisie. Je
l’ai fait, comme pour tant d’autres islamistes ou non islamistes entre
2003 et 2009. L’islamisme était donc mort en
Tunisie et c’est le Qatar et les USA qui l’ont ressuscité, en Tunisie et
partout dans le monde arabe.
T.S-
C’est notre avant-dernière question : pourquoi selon vous Ben Ali
refuse t-il de parler et de dire certaines vérités comme vous venez de
le faire avec nous ?
M.H- Parce que Ben Ali n’est pas exilé politique en terre sainte, mais prisonnier des Américains en Arabie Saoudite.
Une prison dorée peut-être, mais privé de parole et de liberté de
déplacement. Ce n’est évidemment pas le même destin que Saddam Hussein,
qui a été emprisonné dans la base américaine de Doha avant son transfert
et son exécution à Bagdad.
T.S- Quels sont vos regrets et comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?
M.H-
En janvier 2011, j’ai tout fait pour alerter mes compatriotes sur les
périls qui les guettaient. Plutôt que d’être ambassadeur à l’UNESCO,
éloigné de la Tunisie, je regrette de n’avoir pas été un général
ou un colonel de notre glorieuse armée pour faire avorter le complot
contre les Tunisiens et contre la souveraineté de mon pays.
Comme souvent dans l’histoire des coups d’Etats et des révolutions
téléguidées, Ben Ali a été trahi. Je regrette et je souffre de voir mon
pays régresser jour après jour et d’assister au naufrage de tout un
peuple. Je souffre de voir certains Etats étrangers se comporter en
Tunisie comme dans un pays conquis. Il m’arrive souvent d’avoir
honte d’être tunisien lorsque je vois les bédouins du Qatar nous dicter
notre politique et s’approprier les fleurons de nos entreprises.
J’ai honte de voir des idéologies d’un autre âge subvertir l’esprit de
mes compatriotes et gangréner un corps social que Bourguiba a purifié du
charlatanisme religieux. Pour l’avenir, je ne suis pas du tout
optimiste. Nous étions en tête des pays émergeants, promis à un avenir
démocratique après l’éclipse de Ben Ali. Nous sommes aujourd’hui à
l’avant-garde des pays intégristes, promis à un avenir totalitaire.
Notre futur dépendra du peuple tunisien qui a été lui-même trahi par son
élite, et en qui vit et survit la volonté de demeurer libre, moderne et
souverain chez lui. Le redressement de la Tunisie ne se fera pas sans
la résurrection du nationalisme tunisien, celui d’Abdelaziz Thaalbi,
d’Habib Bourguiba, de Salah Ben Youssef, d’Ali Belahouane, de Farhat
Hached, de Sliman Ben Sliman, de Tahar Sfar…Pour moi, la Tunisie est
sortie des entrailles du bourguibisme et tant qu’elle n’y reviendra pas,
elle sera un enfant adultérin.Mon dernier regret porte sur cette élite
intellectuelle qui s’est transformée en théoricienne de la
« révolution ». Des professeurs de droits, d’histoire, de sociologie, de
sciences politiques se sont mis à expliquer aux Tunisiens que leur
révolution est inégalable et que les islamistes sont plus patriotes et
plus honorables que les destouriens et les grands commis de l’Etat.
L’Histoire pardonnera aux ignorants leur ignorance, mais ne pardonnera
jamais aux savants leur indigence.
Bientôt, lorsque les armes vont parler, cette élite embourgeoisée
regagnera sa tanière, où elle a hiberné 23 ans durant. Il ne restera
plus alors que les irréductibles, ceux pour lesquels l’honneur de la
Tunisie est plus précieux que leur vie. Dans ce combat ultime, j’y
serai…si Dieu me prête vie.
http://www.tunisie-secret.com
Propos recueillis par Karim Zmerli, Lilia Ben Rejeb et F.B